mercredi 24 avril 2013

Livre - Angle mort d'Ingrid Astier

Angle Mort
                d'Ingrid Astier

Note : 4 / 5

Synopsis :
"La nature a horreur du vide. Dans le banditisme peut-être plus qu'ailleurs". Diego est braqueur, né à Barcelone. Il vit à Aubervilliers, dans une hacienda délabrée, avec son frère Archibaldo et des souvenirs. Leur sœur, Adriana, a fait d'autres choix. Artiste au cirque Moreno, elle rêve d'accrocher son trapèze à la tour Eiffel.
Paris, bassin de la Villette. Lors d'un braquage, le gérant d'un bar s'effondre, terrassé par un coup de batte de base-ball. La brigade criminelle du 36 et le 2e DPJ sont co-saisis. Les commandants Desprez et Duchesne, aidés de la Fluviale, tirent le fil qui les fera remonter à Diego.
La traque est lancée, du quai des Orfèvres au canal Saint-Denis, des marges du Grand Paris aux cerveaux des indics, du port de l'Arsenal aux replis secrets d'Aubervilliers. Entre flingages et virées nocturnes, Diego garde toujours un temps d'avance. Comment piéger celui que rien n'arrête ?
Au fil de l'enquête, les histoires se tissent. Celle d'un homme dont le salut passe par les armes. Celle d'une jeune femme en lutte contre son hérédité. Diego prêt à tout pour protéger sa sœur. Adriana prête à tout pour protéger son frère. Quand les sentiments viennent bouleverser les liens de sang.

Critique :
Chez Ingrid Astier, le caractère obsessionnel du geste de l'écrivain évoque le travail d'un peintre. Qu'elle décrive un commissariat de banlieue ou la piste aux étoiles d'un cirque, aucun détail ne manque au tableau. Quand elle trace les mots Paris, Saint-Denis ou Aubervilliers sur le papier, elle veut que la littérature cesse d'être cosa mentale et que le lecteur sente, entende et voie.
"Angle Mort" est un roman noir superbe, dont on souhaite qu’il ne séduise pas seulement pour ses qualités techniques. Certes, on ne peut que rester agréablement pétrifié devant la qualité de sa documentation : armes, méthodes de casse, procédure policière, on jurerait qu’Ingrid Astier a passé une partie de sa vie dans le milieu très fermé des braqueurs de banlieue avant de se reconvertir chez ceux qui les traquent.
Cependant, si ce professionnalisme concourt au parfum d’authenticité du récit, les véritables mérites du roman sont ailleurs. Avec maestria, sans embellissement épique ni dénigrement racoleur, Astier a choisi de présenter trois semaines d’affrontement à Aubervilliers entre un jeune hors-la-loi rageur et suicidaire et des policiers coriaces.
Il y a des livres dont les premiers mots nous sautent aux yeux comme des fléchettes sur une cible. C’est le cas "d’Angle mort" : "Les armes, c’est comme les femmes, on les aime quand on les touche". Voilà un style qui fait mouche même si l’on dit que les revolvers et les fusils sont des symboles phalliques. Ici l’auteur est une femme et elle voit midi à sa porte. Dans ce polar nous ne sommes ni à Chicago ni à Tokyo et encore moins à Singapour. L’intrigue se déroule à Aubervilliers donc.
Magistralement mise en scène, la cité a vu, avec la disparition de ses usines et d’une classe ouvrière organisée, les solidarités se dissoudre dans les égoïsmes individuels et la volonté de s’en tirer contre plutôt qu’avec. Loin des clichés et du mépris courant pour l’humanité ondoyante et diverse qui s’y mélange, de la peinture au vitriol d’une ville forcément sinistre et sinistrée, l’auteur témoigne une véritable compréhension à ses habitants, jusqu’aux moins recommandables. La ville est d’ailleurs une des héroïnes du récit. Comme la Seine, lorsqu’à bord d’une embarcation de la brigade fluviale, on découvre un monde insoupçonné avec la même frayeur émerveillée que les lecteurs du XIXe siècle l’océan à travers les hublots du Nautilus.
Dans cet univers reconstitué avec un soin maniaque, ses personnages évoluent avec un naturel confondant, restituant les grandeurs et misères de l'humanité contemporaine de part et d'autre du périphérique nord parisien dans les premières années du XXIe siècle. Il y a Diego, le braqueur catalan, qui travaille avec son petit frère Archibaldo et veille sur la fragile Adriana, sa sœur trapéziste au cirque Moreno. Mais aussi les commandants Desprez et Duchesne, de la brigade criminelle, que l'on retrouve trois ans après "Quai des enfers", premier roman d'Ingrid Astier. Comme dans ce premier roman noir, ces policiers à la faconde audiardesque peuvent compter sur le soutien de leurs collègues de la brigade fluviale, et notamment sur celui de Remi Jullian, un plongeur habitué à éclairer les mystères de Paris en inspectant ce qui se passe sous le fil de l'eau.
Astier sait créer de véritables personnages, fouillés, fascinants, attachants. Elle est très douée pour maintenir l’attention des lecteurs, une politesse qui n’est pas donnée à tout le monde. Elle campe bien ses personnages qu’elle fait évoluer dans une trame à rebondissements.
Le rythme et la construction du livre, alternant (simple, mais si efficace) regards des tenants de la loi, et ceux des voyous, sont minutés par un en-tête de chaque chapitre ("lundi 27 juin 2011 – 10h50 – Paris XIXè – croisement du quai de Seine et de la rue Riquet – bar-PMU le Bellerive"). Tout, mené à train d’enfer, vous faisant avaler les 500 pages, sans presque reprendre le souffle (une poursuite dans le canal Saint-Martin est digne d’un très grand film américain).
Toutefois, les amateurs de sensations fortes mais invraisemblables seront certainement déçus, "Angle Mort" prend autant le temps que son prédécesseur pour planter un décor et une atmosphère qui sont, il faut le rappeler, très différents. Les très nombreux détails ne nous sont pas livrés pour alourdir le texte, mais pour coller à une réalité, y être fidèle et accréditer le roman par son aspect documentaire.
Cette densité n'empêche en rien les accélérations soudaines d'une action qui privilégie la vraisemblance aux frissons faciles. L'ambiance qui rappelait Simenon ou Vargas qui a attiré beaucoup de détracteurs pour "Quai des Enfers" laisse place à une brutalité banlieusarde dont l'auteure a su gommer la plupart des clichés au bénéfice de réalités ignorées par d'autres polars dit "sociaux".
Au final, "Angle Mort" est un produit littéraire des plus réussis. Ingrid Astier a trente-sept ans, elle est française. Son roman, magistral, évoque pourtant les chefs-d’œuvre du cinéma américain noir des années quarante. "Angle mort" frappe par la netteté de son style, la précision souveraine de son déroulement, la puissance de ses sombres images et la hauteur de son ambition !!!

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