jeudi 30 mai 2013

Ciné - La grande bellezza de Paolo Sorrentino

Paolo Sorrentino - La grande bellezza : Une vision critique, inquiétante, mais oh combien sublime de la société romaine !!!

Note : 4.25 / 5

Synopsis :
Rome dans la splendeur de l’été. Les touristes se pressent sur le Janicule : un Japonais s’effondre foudroyé par tant de beauté. Jep Gambardella, un bel homme au charme irrésistible malgré les premiers signes de la vieillesse, jouit des mondanités de la ville. Il est de toutes les soirées et de toutes les fêtes, son esprit fait merveille et sa compagnie recherchée.
Journaliste à succès, séducteur impénitent, il a écrit dans sa jeunesse un roman qui lui a valu un prix littéraire et une réputation d’écrivain frustré. Il cache son désarroi derrière une attitude cynique et désabusée qui l’amène à poser sur le monde un regard d’une amère lucidité. Sur la terrasse de son appartement romain qui domine le Colisée, il donne des fêtes où se met à nu "L’appareil humain" (le titre de son roman) et se joue la comédie du néant.
Revenu de tout, Jep rêve parfois de se remettre à écrire, traversé par les souvenirs d’un amour de jeunesse auquel il se raccroche, mais y parviendra-t-il ? Surmontera-t-il son profond dégoût de lui-même et des autres dans une ville dont l’aveuglante beauté a quelque chose de paralysant ?

Critique :
Paolo Sorrentino est un des chouchous du Festival de Cannes. On peut comprendre cet engouement, car le réalisateur de "Il Divo" a toutes les qualités qui rappellent aux cinéphiles le passé glorieux du cinéma d'auteur italien, au premier rang desquels figure bien entendu Federico Fellini, couronné par la Palme d'Or en 1960 avec "La Dolce Vita". "La Dolce Vita", justement, dont le héros, Marcello Rubini, plumitif aux ambitions littéraires frustrées peut apparaître comme l'ombre de ce que fut Jep Gambardella dans sa jeunesse, et qui dessine au long de son errance nocturne dans la Ville Éternelle le brouillon du parcours que va suivre le dandy désabusé qui court à la recherche d'une si grande beauté un demi-siècle plus tard.
Sorti en même temps qu’il était présenté en compétition à Cannes, cet ironique voyage au bout d’un désenchantement est surtout un splendide hommage à la Ville Éternelle. A sa beauté qui parfois coupe le souffle aux touristes jusqu’au malaise, comme dans la séquence d’ouverture. A ses fantômes, aussi, dont ceux qui, venus de l’âge d’or des studios mythiques et aujourd’hui déserts de Cinecitta la mythique, peuplent toujours notre mémoire cinéphilique. Un peu long (2 h 22) sans doute, parfois un peu redondant, peut-être. Mais étrangement envoûtant !
Plongée désenchantée dans une Rome hantée par des bourgeois à la flamboyante vanité, "La grande bellezza" est un film grandiloquent, opulent, dans lequel Paolo Sorrentino évoque Fellini et Scola tout en affirmant son langage, fait d’incessants mouvements de caméra et d’un goût prononcé pour l’emphase et l’hyperbole. Mais derrière ce style affirmé se cache une sensibilité rare, que Sorrentino partage avec son acteur fétiche, Toni Servillo.
Les mouvements de caméra virtuoses qui laissent le souffle court et les yeux exorbités, le sens tétanisant du montage pop, une pensée se déployant selon un rythme quasi hallucinatoire... Dès les premiers plans de "La grande bellezza", on comprend que c’est gagné. La page "This Must Be the Place" est tournée, l’escapade new wave avec Sean Penn n’est déjà plus qu’un lointain souvenir. Paolo Sorrentino est de retour à la maison en compagnie de son acteur fétiche donc, le génial Toni Servillo, pour une nouvelle dérive mentale dans le cerveau en surchauffe d’un homme au soir de sa vie.
Si l'on excepte l'homme politique Giulio Andreotti dans "Il Divo", Paolo Sorrentino ne filme que des lâches et des las. Le temps a grignoté ces zombies, ils vivent mal et en ont honte. Avant qu'il ne soit vraiment trop tard, ils se forcent à entamer un parcours : le héros de "L'Uomo in più" part à la recherche de son homonyme, son double et celui des "Conséquences de l'amour" se rue, au risque d'en mourir, à la poursuite de sa dignité perdue. Parce qu'ils ont somnolé une grande partie de leur pauvre vie, parce qu'ils ont pris du retard, en somme, Sorrentino semble les presser sans cesse, les pousser aux fesses avec sa caméra.
Il y avait déjà quelque chose de profondément désabusé dans la description de la société romaine en 1960 faite par Fellini, alors même que l'Italie n'avait pas encore connu les années de plomb et la déliquescence morale du berlusconisme. On retrouve des prolongements aux thèmes de la "Dolce Vita".
Au faux miracle de la Vierge s'opposent la sainte édentée qui reçoit les représentants de toutes les religions et le cardinal "papabilisable" qui fuit la réponse aux questions existentielles de Jep, les discussions intellectuelles chez Steiner trouvent un écho dans les joutes futiles qui se jouent sur la terrasse de Jep, et les errances nocturnes de Marcello et Maddalena inspirent les déambulations de Jep qui croise Fanny Ardant. Et puis à la frivolité blasée de la jet set romaine des années 60 vient s'ajouter la vulgarité de l'époque post-moderne, et les effets de la pourriture de la société symbolisée par le mystérieux voisin de Jep qui se fait arrêter par la brigade financière.
À travers Jep, ses déambulations mélancoliques, ses conversations baroques, ses ruminations amères, ses aphorismes cyniques, le metteur en scène observe une Italie post-Berlusconi en pleine déconfiture culturelle et morale. Et c’est bien sûr tout sauf un hasard si Céline est cité en exergue. Comme l’auteur du "Voyage au bout de la nuit", le cinéaste vomit la médiocrité de ses contemporains. Comme lui, il part au combat avec pour seule arme la suprématie de son style. En l’occurrence, un cortège de visions folles, d’embardées opératiques et de décrochages sensuels, à la fois hanté par la littérature et totalement électrisant, sans aucun équivalent dans le cinéma de la Péninsule.
Et si on pense tellement au créateur de "La dolce vita" et "d’Intervista", ce n’est finalement pas tant pour le déchaînement de bouffon et le défilé de saintes, de freaks et de putains, que parce que Sorrentino donne l’impression d’errer, seul, dans les décombres fumants de l’âge d’or du cinéma italien. En cela, il est raccord avec son alter ego incarné par Servillo, un homme obsédé par une chimère, un esthète à la recherche de l’idéal insaisissable qui donne son titre au film. En bout de course, il finira par la trouver, et nous avec lui.
La critique est divisée devant "La Grande Bellezza", entre ceux qui admirent l'inventivité et l'ambition de Sorrentino, et ceux qui dénoncent la prétention et la durée excessive du film. C'est peut-être bon signe, car une telle œuvre ne peut prétendre au consensus, et les choix radicaux du réalisateur napolitain, que ce soit dans l'écriture du scénario ou dans le travail de la photographie de Stefania Cella, ne peuvent plaire à tout le monde, surtout quand on voit comment ils s'opposent au minimalisme seventies de "Only God Forgives". Alors certes, 2 h 22, c'est long, et on frôle la saturation aux deux-tiers du film devant un tel foisonnement, mais le basculement de la fin vers une sobriété qui correspond à celui de l'état d'esprit du héros retend l'attention et amène une réelle émotion en écho au sentiment que Jep résume à "la tristesse disgracieuse de l'homme misérable".
Au final, douze ans après ses débuts, Sorrentino signe avec "La grande bellezza" son grand œuvre. Il y filme avec nostalgie l’architecture romaine, symbole d’une splendeur passée, de cette Italie qui a tant apporté à la culture, à la peinture, à la littérature et évidemment au cinéma.
D’où l’indicible mélancolie qui se dégage de ce film bouleversant et formellement époustouflant. Lorsque s’envolent en guise de tableau final des flamants roses, après qu’une vieille religieuse au visage parcheminé eut apporté une touche d’humanité à ce ballet virtuose où tournoient les ego, difficile de ne pas être ému. Tout à la fois pesant et virtuose, agaçant et fascinant, "La Grande Bellezza" a les défauts de ses qualités, mais il possède le très grand mérite devenu rare de nos jours de porter une formidable ambition de cinéma, et rien que pour ça, il mérite d'être vu !!!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire