Note : 4.25 / 5
Synopsis :
Rome dans la splendeur de l’été. Les touristes se pressent sur le
Janicule : un Japonais s’effondre foudroyé par tant de beauté. Jep
Gambardella, un bel homme au charme irrésistible malgré les premiers
signes de la vieillesse, jouit des mondanités de la ville. Il est de
toutes les soirées et de toutes les fêtes, son esprit fait merveille et
sa compagnie recherchée.
Journaliste à succès, séducteur impénitent, il a
écrit dans sa jeunesse un roman qui lui a valu un prix littéraire et
une réputation d’écrivain frustré. Il cache son désarroi derrière une
attitude cynique et désabusée qui l’amène à poser sur le monde un regard
d’une amère lucidité. Sur la terrasse de son appartement romain qui
domine le Colisée, il donne des fêtes où se met à nu "L’appareil humain" (le titre de son roman) et se joue la comédie du néant.
Revenu
de tout, Jep rêve parfois de se remettre à écrire, traversé par les
souvenirs d’un amour de jeunesse auquel il se raccroche, mais y
parviendra-t-il ? Surmontera-t-il son profond dégoût de lui-même et des
autres dans une ville dont l’aveuglante beauté a quelque chose de
paralysant ?
Critique :
Paolo
Sorrentino est un des chouchous du Festival de Cannes. On peut comprendre cet engouement, car le réalisateur de "Il Divo"
a toutes
les qualités qui rappellent aux cinéphiles le passé glorieux du
cinéma d'auteur italien, au premier rang desquels figure bien entendu
Federico Fellini, couronné par la Palme d'Or en 1960 avec
"La Dolce Vita". "La Dolce Vita", justement, dont
le héros, Marcello Rubini, plumitif aux ambitions littéraires frustrées
peut apparaître comme l'ombre de ce que fut Jep
Gambardella dans sa jeunesse, et qui dessine au long de son errance
nocturne dans la Ville Éternelle le brouillon du parcours que va suivre
le dandy désabusé qui court à la recherche d'une si
grande beauté un demi-siècle plus tard.
Sorti en même temps qu’il était présenté en compétition à
Cannes, cet ironique voyage au bout d’un désenchantement est surtout un
splendide hommage à la Ville Éternelle. A sa beauté qui parfois coupe
le souffle aux touristes jusqu’au malaise, comme dans la séquence
d’ouverture. A ses fantômes, aussi, dont ceux qui, venus de l’âge d’or
des studios mythiques et aujourd’hui déserts de Cinecitta la mythique,
peuplent toujours notre mémoire cinéphilique. Un peu long (2 h 22) sans
doute, parfois un peu redondant, peut-être. Mais étrangement envoûtant !
Plongée désenchantée dans une Rome hantée par des bourgeois à la
flamboyante vanité, "La grande bellezza" est un film grandiloquent,
opulent, dans lequel Paolo Sorrentino évoque Fellini et Scola tout en
affirmant son langage, fait d’incessants mouvements de caméra et d’un
goût prononcé pour l’emphase et l’hyperbole. Mais derrière ce style
affirmé se cache une sensibilité rare, que Sorrentino partage avec son
acteur fétiche, Toni Servillo.
Les mouvements de caméra
virtuoses qui laissent le souffle court et les yeux exorbités, le sens
tétanisant du montage pop, une pensée se déployant selon un rythme
quasi hallucinatoire... Dès les premiers plans de "La grande bellezza", on
comprend que c’est gagné. La page "This Must Be the Place" est tournée,
l’escapade new wave avec Sean Penn n’est déjà plus qu’un lointain
souvenir. Paolo Sorrentino est de retour à la maison en compagnie de son
acteur fétiche donc, le génial Toni Servillo, pour une nouvelle dérive
mentale dans le cerveau en surchauffe d’un homme au soir de sa vie.
Si l'on excepte l'homme politique Giulio Andreotti dans "Il Divo",
Paolo Sorrentino ne filme que des lâches et des las. Le temps a grignoté
ces zombies, ils vivent mal et en ont honte. Avant qu'il ne soit
vraiment trop tard, ils se forcent à entamer un parcours : le héros de "L'Uomo in più" part à la recherche de son homonyme, son double et celui des "Conséquences de l'amour" se
rue, au risque d'en mourir, à la poursuite de sa dignité perdue. Parce
qu'ils ont somnolé une grande partie de leur pauvre vie, parce qu'ils
ont pris du retard, en somme, Sorrentino semble les presser sans cesse,
les pousser aux fesses avec sa caméra.
Il
y avait déjà quelque chose de profondément désabusé dans la description
de la société romaine en
1960 faite par Fellini, alors même que l'Italie n'avait pas encore connu les années de
plomb et la déliquescence morale du berlusconisme. On retrouve des
prolongements aux thèmes de la "Dolce Vita".
Au
faux miracle de la Vierge s'opposent la sainte édentée qui reçoit
les représentants de toutes les religions et le cardinal "papabilisable"
qui fuit la réponse aux questions existentielles de Jep,
les discussions intellectuelles chez Steiner trouvent un écho dans
les joutes futiles qui se jouent sur la terrasse de Jep, et les errances
nocturnes de Marcello et Maddalena inspirent les
déambulations de Jep qui croise Fanny Ardant. Et puis à la frivolité
blasée de la jet set romaine des années 60 vient s'ajouter la vulgarité
de l'époque post-moderne, et les effets de la
pourriture de la société symbolisée par le mystérieux voisin de Jep
qui se fait arrêter par la brigade financière.
À travers Jep, ses
déambulations mélancoliques, ses conversations baroques, ses ruminations
amères, ses aphorismes cyniques, le metteur en scène observe une Italie
post-Berlusconi en pleine déconfiture culturelle et morale. Et c’est
bien sûr tout sauf un hasard si Céline est cité en exergue. Comme
l’auteur du "Voyage au bout de la nuit", le cinéaste vomit la médiocrité
de ses contemporains. Comme lui, il part au combat avec pour seule arme
la suprématie de son style. En l’occurrence, un cortège de visions
folles, d’embardées opératiques et de décrochages sensuels, à la fois
hanté par la littérature et totalement électrisant, sans aucun
équivalent dans le cinéma de la Péninsule.
Et si on pense tellement au
créateur de "La dolce vita" et "d’Intervista", ce n’est finalement pas tant
pour le déchaînement de bouffon et le défilé de saintes, de freaks et de
putains, que parce que Sorrentino donne l’impression d’errer, seul, dans
les décombres fumants de l’âge d’or du cinéma italien. En cela, il est
raccord avec son alter ego incarné par Servillo, un homme obsédé par une
chimère, un esthète à la recherche de l’idéal insaisissable qui donne
son titre au film. En bout de course, il finira par la trouver, et nous
avec lui.
La critique est divisée devant "La Grande Bellezza",
entre ceux qui admirent l'inventivité et
l'ambition de Sorrentino, et ceux qui dénoncent la prétention et la
durée excessive du film. C'est peut-être bon signe, car une telle œuvre
ne peut prétendre au consensus, et les choix radicaux
du réalisateur napolitain, que ce soit dans l'écriture du scénario
ou dans le travail de la photographie de Stefania Cella, ne peuvent
plaire à tout le monde, surtout quand on voit comment ils
s'opposent au minimalisme seventies de "Only God Forgives".
Alors certes, 2 h
22, c'est long, et on frôle la saturation aux deux-tiers du film
devant un tel foisonnement, mais le basculement de la fin vers une
sobriété qui correspond à celui de l'état d'esprit du héros
retend l'attention et amène une réelle émotion en écho au sentiment
que Jep résume à "la tristesse disgracieuse de l'homme misérable".
Au final, douze ans après ses débuts, Sorrentino signe avec "La grande bellezza" son
grand œuvre. Il y filme avec nostalgie l’architecture romaine, symbole
d’une splendeur passée, de cette Italie qui a tant apporté à la culture,
à la peinture, à la littérature et évidemment au cinéma.
D’où l’indicible mélancolie qui se dégage de ce film bouleversant et
formellement époustouflant. Lorsque s’envolent en guise de tableau final
des flamants roses, après qu’une vieille religieuse au visage
parcheminé eut apporté une touche d’humanité à ce ballet virtuose où
tournoient les ego, difficile de ne pas être ému. Tout à la fois pesant et virtuose, agaçant et fascinant, "La Grande Bellezza"
a les défauts de ses
qualités, mais il possède le très grand mérite devenu rare de nos
jours de porter une formidable ambition de cinéma, et rien que pour ça,
il mérite d'être vu !!!
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